Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud
Disponible sur demande.
Mise en scène : Philippe Vincent (Théâtre du Point du Jour-Lyon).
« Lettre de Berlin
(au metteur en scène d’une pièce non écrite d’après Mishima)
Philippe,
Si nous nous attaquons au patriotisme (à PATRIOTISME), à l’écriture d’une pièce, à une ligne de conduite, nous devons nous défaire de quelques idées préconçues. Nous défaire d’une histoire à raconter en son intégralité, par exemple telle que Mishima l’a écrite. La représentation du rituel, du suicide pour cause d’honneur abusé et laissé pour compte, ne m’intéresse pas. La représentation d’un suicide d’honneur, même si elle correspond à un certain contexte culturel et théologique, n’est pas utile. Ni pour le spectateur, ni pour les comédiens, ni pour l’Etat (à supposer que nous cherchions à le rendre meilleur).
On ne peut plus rien comprendre, seulement ressentir. C’est un argument pour le contenu utopique du patriotisme (une invention décisive d’un Français, soit dit en passant : Robespierre. La naissance du nationalisme de l’esprit de la révolution bourgeoise). Un argument aussi pour le manque de projets de société capables de nous sortir de là : nous en aurons pourtant bien besoin dans une Europe d’après les nations. Le patriotisme est le travail des patriotes. Des patriotes sans patrie sont des partisans, défenseurs d’une idée qui pénètre en pays ennemi. L’idée du partisan est concrète, l’ennemi est concret. L’ennemi peut se trouver être une autre idée, une autre culture. Si la nécessité est la mère de la pensée, la liberté est peut-être son assassin, une apparition plus probable à une époque de surconsommation que de misère. Quand Hegel parle de la liberté absolue et de l’effroi, il parle de l’opposition dépassée entre la volonté générale et celle de l’individu, et de la route vers la conscience de soi. « Comme l’empire du monde réel se transforme en empire de la croyance et de l’opinion, la liberté absolue sort de sa réalité auto-destructrice pour passer dans le pays de l’esprit conscient de lui-même » (Hegel). Pour le lieutenant Shinji Takeyama, ce processus ne peut s’accomplir que dans la mort. Le récit de Mishima décrit une transgression : un homme dont on n’a pas besoin dans la vie cherche la mort dans un désir de compréhension de lui-même. Selon sa croyance, la mort le conduira dans une autre vie où il pourra accomplir davantage. Le dépassement dont il fait l’expérience peut être vu comme la conclusion logique que le Jeune Camarade de Brecht et A chez Müller tirent de l’absence du collectif dont l’existence est la condition humaine du communisme. La cause commune, la révolution, une mission, l’amour, toi et moi et ce pour quoi nous sommes tous deux prêts à nous battre et à mourir en certaines circonstances. La femme et veuve du suicidé sert de témoin, non de corrélatif : elle représente le plus petit groupe social, la cellule de base d’une société qui ne peut être améliorée pour cause d’absence de communauté et doit donc être détruite en effigie. L’écart entre le titre et l’intrigue – arrivée, copulation, suicide 1, suicide 2- ne correspond que vaguement à la position de Mishima citoyen et soldat au service d’un empereur-dieu. Je me souviens de ma première lecture de PATRIOTISME il y a plus de dix ans,- je compris alors le titre comme une citation ironique, même après la lecture du livre. Le mot appartenait au vocabulaire contre-révolutionnaire. Peu à peu, au travers du temps qui relativise les événements - le matériau historique devenant lisible -, avec de l’expérience, je me suis rendu compte qu’il manquait quelque chose à mon interprétation ».
Thomas Martin, lettre à Philippe Vincent - traduit de l’allemand par Irène Bonnaud
Yoko
Il fait froid.
Yoko (chœur)
A présent elle gèle. Dans l'obscurité, elle descend l'escalier à tâtons et sa main glisse sur la rampe trempée de sang. Le sang sèche vite, s'épaissit, commence à coller aux doigts, s'accroche à ses bas qui trahissent chacun de ses pas par un bruit humide. Surtout ne pas trébucher, surtout pas maintenant, avec tes pieds-moignons, les orteils bandés depuis que tu as dû apprendre à marcher dans tes petites chaussures comme l'exige la coutume pour une jeune fille qu'on conduira un jour sous le toit d'un homme, et comment doit-on faire pour les enfants, la douleur, tu ne la sens plus. Arrivée en bas, tu regardes en arrière, là où la lumière luit dans la rainure de la porte, là où elle projette sur le mur une ombre immobile qui se confond avec les éclaboussures du sang. Comme un portrait de toi fixé pour la postérité, dans ton dernier mouvement de fuite. Ne regarde pas en arrière, continue à marcher, Yoko-san. Fais ce que tu as entrepris de faire, tu as quelque chose à faire, c'était convenu ainsi. Promis-juré. Pour quoi faire sinon, une femme comme toi, jeune et belle, pour quoi faire sinon, une femme comme toi, épouse de soldat, ton homme, Yoko, est soldat, il est même officier, ou devrais-je dire : il l'était. Et voilà où nous en sommes : ici. Ici tout est calme, ici il n'y a pas de sang, ici il y a le vestibule de l'entrée, ici il y a des portes qui mènent à la cuisine, à la salle de bains et à la chambre, et une autre qui mène derrière dans le jardin, et une autre devant, mais tu n'a pas le droit d'y penser, dans la rue. Le vestibule est sombre, elle allume la lumière, elle va dans la cuisine, je veux encore prendre le thé, c'est convenu ainsi, il me faut me reposer, après ce que j'ai fait et ce que je n'ai pas fait, après ce que j'ai vu, je dois me reposer, faire posément ce qui doit être fait. Oui. Comme ça.
Yoko
Si seulement tu pouvais m'aider, Shinji, mais tu ne le peux pas. Plus maintenant. Que suis-je à présent sans toi. Comment te montrer ce que je suis si tu n'es pas là. Tu m'as laissée seule, soldat. Ce n'est pas la première fois, mais c'est la dernière - pour combien de temps. Mourir n'est pas tout, as-tu dit. Ce qui vient après, tu ne l'as pas dit. Tu le sais à présent. A présent dis-le moi. Un homme ne doit pas laisser sa femme seule, que réponds-tu à cela. M'attends-tu, Shinji. Qui attends-tu si tu m'attends. Parle avec ta femme, dis-lui quelque chose, dis-lui.
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